« Je cherche Charlie-May Parker. » Le vieux cow-boy toisa Blue qui venait d'entrer en trombe dans l'enceinte du ranch avec un regard dur. T'es nouvelle toi, t'as aucun droit, dégage. Blue attendit sans ciller jusqu'à ce qu'il cède et que, dans un soupir, il lui indique un bâtiment en bois qui devait très certainement être une écurie, ou bien une grange. Blue lui adressa un sourire angélique. « Merci m'sieur, c'est drôlement agréable de se sentir le bienvenu. » Lui dit-elle, non sans ironie. Puis, sans attendre, elle repartit au pas de course dans la direction indiquée. Qui était le propriétaire des lieux, elle ne le savait pas encore. Cependant, elle le saurait tôt ou tard puisqu'elle s'apprêtait à embarquer avec elle une de ses employés, et n'avait pas pensé le moins du monde à demander la permission au gérant du ranch. Pour l'instant, elle avait des choses plus importantes à penser. Elle n'avait jamais été du genre à vouloir tout faire dans les règles, mais plutôt suivant son instinct. Et, elle le savait : le temps pressait. Oh, il n'y avait pas danger de mort, mais Blue détestait voir un animal blessé sans rien faire. Question de principe.

Cela faisait plusieurs jours qu'elle surveillait ce jeune étalon, mais jusque-là, elle n'avait jamais eu matière à vraiment s'inquiéter. Elle se concentrait un peu plus sur lui, voilà tout. Elle l'avait aperçu dès qu'elle avait repéré le troupeau pour son travail, deux semaines auparavant. Elle se tenait sur un promontoire, et le troupeau, dirigé par un puissant étalon gris était descendu avec ses juments pour atteindre le ruisseau qui coulait au creux de la montagne. Cet étalon noir, il se tenait un peu en retrait, et essayait tant bien que de mal de s'intégrer au troupeau, ou de s'en créer un. Mais, il n'y avait de la place que pour un seul … Il se faisait chasser sans retenue à chaque fois qu'il s'approchait à moins de vingt mètres des juments.

Blue faillit se cogner contre la porte coulissante, se reprit de justesse, et entra au pas de course dans le bâtiment. Charlie-May avait l'air d'être la personne la plus en mesure de l'aider. En effet, la jeune fille, de ce qu'elle avait entendu dire, était capable d'arriver à ses fins avec bon nombres de chevaux traumatisés, et avec beaucoup plus de finesse que la plupart des cow-boys du coin. Or, Blue le savait : c'était de finesse donc l'étalon noir allait avoir besoin, pas d'une corde autour du cou. Elle s'approcha de la jeune fille qui lui tournait le dos, s'immobilisant à quelques mètres. « Charlie-May ? » Ce matin, elle s'était levée un peu avant l'aurore pour pouvoir observer du haut de Toskah le lever du soleil sur les montagnes. Elle n'avait pas été longue à trouver ce qu'elle considérait maintenant comme ''son troupeau''. Elle veillait à leur bien-être, au respect des lois concernant le braconnage, ils étaient ses petits protégés. Et puis, elle avait remarqué cette fois que l'étalon noir était blessé. Oh, cela ne le gênait pas pour marcher. Mais Blue avait l'oeil trop averti pour ne pas remarquer que certaines blessures avaient un mauvais aspect et que, si elles s'infectaient, en plein hiver, les défenses immunitaires du jeune cheval n'y résisteraient pas.

Blue tendit la main à la jeune fille -bon sang, elle se transformait déjà en vieille à l'appeler jeune fille, elle ne devait pas être beaucoup plus jeune qu'elle ! « J'ai besoin de toi. » Oui, Blue savait que Charlie-May obtiendrait très certainement des résultats meilleurs que si elle s'y était essayée, et en moins de temps. Et pour le coup, son orgueil était remisé au placard. La santé du cheval en question valait beaucoup plus que ça. « Si tu peux disposer du reste de ta journée, selle un cheval. C'est à propos des chevaux sauvages dans la réserve, l'un d'eux est blessé, et j’espérais que tu pourrais le convaincre de nous suivre et d'accepter de recevoir les soins d'un vétérinaire. » Elle attendit sa réponse, le cœur battant.

Blue avait bien conscience qu'elle risquait de passer pour une folle. Elle débarquait, comme ça, et puis elle lui donnait une ébauche d'explication sur ce qui allait se passer, s'attendant à ce qu'elle la suive. Elle ne la connaissait même pas, et même Blue n'avait eue d'elle que des échos. Elle s'attendait donc à devoir essuyer un refus, quand Charlie lui répondit. « Euh... Oui, laissez moi quelques instants, je vais voir ce que je peux faire » Et, sur ces mots, la jeune fille partit suivie du jeune cheval. Blue sourit. « Tu peux me tutoyer, je suis pas si vieille que ça ... » Elle-même était très spontanée, vouvoyer quelqu'un n'était jamais son premier réflexe. Enfin, cela dépendait des gens. Elle attendit patiemment que Charlie demande la permission à son patron, mais intérieurement, elle était en ébullition. Jusqu'ici, elle n'avait jamais constaté de problèmes particuliers à propos de ces chevaux. En fait, jusqu'ici elle n'avait fait que patrouiller dans les environs, c'était la première fois qu'elle devait agir. Elle avait changé de comportement depuis ce moment : elle était plus efficace, plus froide, plus professionnelle, ce qui l'étonnait elle-même.

« C'est d'accord, je vous accompagne ! » Blue eut un sourire soulagé. Charlie devait vraiment aimer les chevaux pour la suivre en pareilles circonstances, et elle ne lui en était que plus reconnaissante. Elle allait la remercier quand elle se rendit compte qu'elle ne s'était même pas présentée. Charlie ne connaissait même pas son prénom ! « Au fait, je m'appelle Blue Hudson. Je suis chargée de protéger et de gérer le troupeau qui vit sur les terres de la réserve. » Tout en lui parlant, elle avait tiré de son sac un appareil photo. Car, à ses heures perdues, Blue était photographe. Elle adorait figer des mouvements, des instants si particuliers, qu'elle ne reverrait probablement jamais … Et son appareil photo avec son téléobjectif remplaçaient souvent des jumelles dans son travail. Après avoir pianoté sur quelques touches, elle tendit l'appareil à Charlie. « C'est de lui dont je te parle. Si tu regarde son antérieur droit, il est gonflé et il a du mal à appuyer toute sa masse dessus … » Et elle ne parlait pas des diverses morsures qu'il avait sur l'encolure et le dos. Puis, elle suivit Charlie jusqu'au paddock où se trouvait son cheval. Elle entendit la jeune femme siffler, et regarda, fascinée, le troupeau débarquer aussitôt, avec en tête un joli paint. Charlie grimpa sur son dos le plus naturellement du monde, à cru, avec pour toute direction une simple cordelette. Blue la regarda, amusée. Elle avait vraiment choisi la bonne personne, elle en était maintenant convaincue.

« Let's go ! » s'exclama-t-elle. Blue émit un bref claquement de langue, et Toskah partit aussitôt d'un pas énergique et régulier. Chaque jour, elle s'émerveillait de la complicité qu'elle avait avec son cheval, et doutait de pouvoir dire un jour la même chose à propos d'un autre cheval. Elle avait le sentiment qu'il la comprenait mieux que personne et, dans ses yeux expressifs, elle pouvait y lire la même espièglerie que dans les siens. Pas d'affixe à son nom, pas de nom ronflant témoignant de ses origines. Et Blue, ça lui suffisait. À vrai dire, elle ne connaissait rien à propos de lui, ni d'où il venait. Ce qu'elle savait, c'était ce qu'elle avait appris avec lui. Ils avaient construit leur histoire ensemble, en quelque sorte, depuis maintenant quatre ans.

Elle guida Charlie sur un étroit sentier qui menait aux hauteurs. Il leur faudrait deux heures au moins pour atteindre le col qui leur permettrait de basculer dans la vallée où le troupeau s'épanouissait la plupart du temps. Peut-être moins, si le cheval de Charlie-May était endurant. De toute façon, elles avaient le temps avant que le chemin permette d'accélérer un peu l'allure, et les chevaux n'étaient pas échauffés. D'un geste du menton, elle désigna le cheval paint de Charlie. « C'est toi qui l'a éduqué ? »